"Le paradis, à n'en pas douter, n'est qu'une immense bibliothèque" G. Bachelard.
"Toi qui entre ici, abandonne toute espérance." ~ La Divine Comédie, Dante.
~ * ~
Cela faisait longtemps qu'Aristide cherchait la Vérité, et il ne lui manquait pas d'une raison d'aller à Ritualia pour y rencontrer des étudiants susceptibles de présenter les mêmes aspirations. Il n'était d'ailleurs pas philosophe mais professeur d'histoire : la philosophie était sa passion, "vivre 'pour' et non 'par' la philosophie" lui paraissait une évidence, un signe d'authenticité auquel souscrivait également son ami Celimbrimbor, bien qu'en cela il était lui aussi une exception.
Mais depuis quelques temps, il se sentait essoufflé, comme s'il avait fait le tour de la question... Ses études historiques avaient-elles abouties ? Elles ne présentaient plus le même attrait que dans ses jeunes années, et parfois, il ne pouvait s'empêcher de se remémorer cette phrase du Crime et Chatîment de Dostoievsky : "Il nous a plu, à nous autres, de vivre des pensées étrangères, et nous en sommes saturés".
Chemin faisant, tout en se hasardant parmi ses pensées, il ne s'était pas rendu compte qu'il se dirigeait désormais vers un lieu tenu secret, duquel émergeait un manoir désaffecté entouré par une forêt dense. Comment était-il arrivé là ? Nulle réponse. "Aurais-je été attiré vers ce lieu sinistre par quelque force occulte ?", se demanda-t-il, quand la porte de l'immense manoir s'ouvrit lentement ...
~ ** ~
- Toutes mes félicitations pour être parvenu jusqu'ici. Soyez le bienvenu dans mon humble demeure. Pour achever le sombre tableau, dont l'épaisse forêt d'épicéas, tous plus étranges les uns que les autres, constituait le cadre, l'être qui se présentait comme le propriétaire des lieux fit une étrange impression à notre héros : impossible de lui donner un âge, impossible de lui attribuer un genre. Il portait une blouse blanche et de grands gants noirs, à la façon de ces savants fous anachroniques d'après-guerre. "Ridicule", se dit tout d'abord Aristide, "Ridicule... Mais effrayant." Une idée lui traversa brièvement l'esprit : "le Diable revêt toujours un aspect ridicule : cela fait partie de sa ruse". L'aspect globalement malsain de la situation lui donna aussitôt envie de ne pas engager la conversation et de partir au plus vite. - "C'est à dire que... Je ne suis pas venu spécialement ici pour vous rencontrer... Je me promenais quand...", balbutia Aristide.
Soudain, deux femmes, une à chaque côté, le saisirent fortement par les bras. Deux femmes ? Non, deux zombies ! Elles n'avaient plus de visage et semblaient se mouvoir comme des automates désarticulés, mais leur force était surhumaine : impossible de s'échapper de leurs étreintes ! Des tenues d'infirmières, mais tachées de sang et trop courtes, donnaient à ces cadavres ambulants un effet salace du plus mauvais goût. - Succubes... Ne malmenez pas notre hôte! Son cerveau m'est très précieux...Héhéhé. Irrésistiblement entraîné par les mortes-vivantes dans le manoir, la porte se referma lentement, dans un épouvantable grincement, derrière Aristide.
~ *** ~
Le savant fou voulait manifestement faire visiter son horrible demeure, glauque au possible, à son invité; pendant que celui-ci, contraint et forcé par les succubes, le suivait à travers un infini couloir sombre. "Impossible de se dégager, elles sont trop fortes, elles ne sont pas... humaines", frissonna ce dernier tout en regardant autour de lui : Quelques lampes au plafond, mais placées bien trop haut pour un être humain, éclairaient le couloir d'une lumière verdâtre, des murs gris anthracite où couraient des rats énormes et des araignées qui se déplaçaient furtivement pendant que le groupe s'avançait, l'atmosphère froide et humide... Le savant engagea la conversation.
"Cela fait bien longtemps que je ne fréquente plus les salons de Ritualia. Vous savez, pour débattre sur 'ces choses que l'on aime, ces choses que l'on n'aime pas'... Comme s'il y avait aspiration au plaisir. Le plaisir apparaît quand est atteint ce qui était visé : il accompagne, il ne meut point. Voyez plutôt à quel endroit maudit m'ont réduit les habitants de Ritualia : la Forêt Maléfique du Monologue.
Ils ont dit de moi que j'étais malade, ils ont ri de moi ! Mais je vais leur montrer... Je les détruirais tous !
La philosophie a toujours été la recherche volontaire des aspects les plus infâmes de l'âme humaine... Mais, en lieu et place de la dialectique, à seule fin d'élever ma volonté de puissance." Sur ce mot, le savant fou se retourna vivement vers Aristide, épouvanté, "Zarathoustra est l'ami des méchants. Par conséquent, Zarathoustra n'est pas le Surhomme! Kyahahahahahah!" "Pure folie!", pensa Aristide, "comment vais-je bien pouvoir échapper à... Cet enfer ?"
~ **** ~
Il paraissait de plus en plus invraisemblable que ce scientifique malsain ait pu avoir un jour une quelconque pensée humaniste. Aristide hasarda une question pour tenter de déceler une faiblesse du personnage, peut-être lui restait-il encore une once d'âme ? "Je pensais que vos études sur l'esprit vous faisait considérer les qualités intrinsèques de l'Homme ... Intentionnalité, préméditation, délibération..." - "Si vous étiez sur le point de percer le secret de l'âme humaine, vous penseriez différemment : tout cela n'est en rien contradictoire avec la négation du libre-arbitre. Les qualités humaines sont comparables à un feed back. L'Homme agit selon un déterminisme absolu, et en cela l'Europe rejoindra bientôt les vues du fatalisme asiatique; la Science même entraînera inexorablement les Hommes vers des vues fatalistes et déterministes.
L'Homme, l'animal qui a survécu aux plus terribles maladies, mérite par ce fait seul sa prépondérance sur les autres espèces. J'ai passé des années à étudier l'âme humaine, reprit le savant, et je n'ai jamais eu la moindre considération pour la philosophie en tant que chose en soi, mais au contraire pour les philosophes, malades par excellence."
Les restes d'un squelette humain, attaché au mur par les poignets et aux chevilles, fixait Aristide de ses orbites vides et semblait se moquer de lui à travers un sourire cadavérique.
~ ***** ~
C'est alors qu'une énorme lampe au plafond éclaira davantage le couloir : toute une rangée de squelettes s'étendait désormais le long du couloir sur des dizaines et des dizaines de mètres. - "Ces malheureux... Ce sont... Des philosophes ?", interrogea Aristide - "Rien que des expériences ratées... Les philosophes sont des ascètes, des prisonniers volontaires. Parce qu'ils expérimentent la même méthode, ils obtiennent le même résultat : ressembler à une poule autour de laquelle on a tracé un cercle à la craie, et qui désespère de ne pouvoir en sortir. Voilà ce qui arrive quand on fait du 'Tout est dans tout', au lieu du Μηδὲν ἄγαν, sa devise. Autant que possible, rétrécissement et renforcement de la culture et de l'éducation.
Celimbrimbor parle d'exhumation pour qualifier notre science moderne, c'est bien trouvé, non ? J'étudie moi-même la Nécromancie. Héhéhé. Mais les forces occultes n'aiment guère que l'on joue avec elles : comme le feu, il arrive assez fréquemment qu'elles nous consument de notre vivant..." - "... Jusqu'à vous cramer la cervelle, espèce de vieux fou!", s'écria Aristide qui cherchait à travers l'humour un dernier moyen de se rassurer. - "Oh. L'humour pour faire taire une angoisse." Le savant fou plongea ses yeux inhumains dans ceux d'Aristide : "Socrate, mon jeune ami, était lui aussi plein d'humour et d'ironie... Parce qu'il était un grand pessimiste. Le développement de l'esprit va de pair avec la sensation du vide de notre existence. La philosophie pessimiste, loin d'être opposée à l'optimisme, est la question du sens de l'existence.
Aristide se troubla à cette idée : la Science, qui n'est autre chose que l'étude des phénomènes avérées par des faits, ne pourra jamais apporter une réponse satisfaisante et intégrale. On ne peut interroger la science qu'avec la morale, ensemble. Alors il comprit que toutes les études du savant, presque entièrement dirigées vers le 19ème siècle, le siècle du pessimisme européen, n'avaient en vue que de caractériser, d'un point de vue psychologique, ceux qui s'étaient, avant lui, interrogés sur le problème du sens et surtout sur le problème de l'absence de sens...
~ ****** ~
Le scientifique reprit sa marche, bientôt suivi par l'étrange trio. Les succubes, complètement déshumanisés, semblaient obéir de manière inconsciente, comme dirigées par une force surnaturelle. Ils arrivèrent bientôt devant une énorme porte métallique blindée avec un hublot noir. Des hurlements, à glacer le sang, tristes mais féroces, se firent entendre de derrière la porte. Peu après, plusieurs autres hurlements et cris inhumains commencèrent à répondre en écho depuis différents endroits de l'immense couloir, d'où l'on pouvait distinguer semblables portes.
- "Kyahahahaha! Surpris ? Voilà le Surhomme ! 'Notre' surhomme !" - "Le Surhomme", s'écria Aristide, "qu'est-ce que cela? Qu'est-il en réalité ?" - "Toute culture créée d'elle-même le surhomme : la vertu ni le génie ne s'enseignent. Comment les Hommes peuvent-ils s'imaginer un seul instant que la Science les améliorera ? Notre civilisation est la contre-Renaissance, l'anti-culture par excellence. Notre surhomme, par conséquent, est la créature la plus dégénérée.
Dieu est-il exempt de Sa Présence ? Le Surhomme ne peut advenir qu'en Son Absence ! Muahahahahahah !"
~ ******* ~
Un profond malaise s'empara d'Aristide : "Si l'idéal de l'humanité, qui est au coeur de toute morale, qui est le fondement même de toutes nos institutions, est en réalité la chose la plus dégradée, alors vers quoi tendons-nous, de manière concrète... Faisons-nous dégrader l'humanité à chacune de nos avancées scientifiques ? Comme si, plus nous avancions, plus nous reculions d'autant du même coup...? Non, c'est impossible! Cela serait nier tout le progrès atteint jusqu'ici par toutes les cultures successives..."
C'est alors que vint à notre héros l'idée d'évoquer Celimbrimbor, l'ami d'autrefois, dans l'espoir, s'il était encore possible, de ramener le scientifique fou à la raison. - "Le Surhomme n'a-t-il pas pour tâche d'élever l'Homme. De le justifier ? Avez-vous lu le magnifique texte de Celimbrimbor sur le fait d'être humain à travers l'acceptation de l'histoire, pour le rendre libre, noble, vrai, beau, bon ? Oui, il est impossible que vous ne l'ayez pas lu, je sais que vous partagez ses vues... Pourquoi pas un Club de lecture, présidé par Celimbrimbor, vous pourriez l'assister et nous aider... Je veux dire... Moralement..."
A ce seul mot, le savant fou s'arrêta net.
- "Un grand esprit doit reconnaître graduellement sa vocation et son attitude vis-à-vis de l'humanité, étant amené à devenir conscient qu'il ne fait pas partie du troupeau mais des éducateurs de la race humaine. Alors s'impose à lui de ne pas limiter son action immédiate et certaine au petit nombre d'individus que le hasard a placé devant lui, mais de l'étendre à l'humanité, afin de pouvoir y atteindre les exceptions, les élus. Et cela, à travers l'Ecriture." Mais, alors qu'il parlait comme s'il récitait un texte appris par coeur, il fût saisi par une crise d'hystérie. Ses paroles s'apparentait alors moins à une tirade philosophique qu'à une divagation d'esprit dérangé.
~ ******** ~
- "La Tragédie grecque célébrait, à travers l'acte odieux des Bacchanales, le Grand Tout : Rien n'était 'mauvais'.
Les artistes de la Renaissance, jouant avec les images de la religion chrétienne, comme d'une matière première, exprimaient l'idée que les européens de cette époque avaient surmonté les valeurs chrétiennes du Moyen-Age. Que l'on consulte Machiavel : la vertu se fait virtù, scélératesse, le pire vice ! César Borgia, pape !
Notre art moderne ? Un moyen d'expression de l'affect, un exutoire, une thérapie !
L'artiste ne se mesure pas d'après les beaux sentiments qu'il éveille, il n'y a que les idéalistes dégénérés pour croire cela : l'art, comme la passion, méprise de plaire (n'est pas beau), oublie de persuader (n'est pas vrai), n'éduque pas (n'est pas bon). L'art est sacrilège. ... Et Celimbrimbor, comme Platon avant lui, comme tous les philosophes, a été corrompu par Socrate.
Jésus, Bouddha, Socrate... Qu'étaient-ils en vérité ? Non pas des esprits libres, des esprits forts en opposition avec leurs siècles, mais des cas de plus en plus fréquents, conséquemment au développement de la civilisation : Rome envahie par plein de Jésus, les martyrs; l'Asie envahie par plein de Bouddhistes.
"Le saint", comme idéal, traduit simplement le fait que la classe dégénérée, désormais majoritaire, en opposition avec la thèse de Darwin qui prône la survie des plus forts, a atteint la prépondérance et se considère désormais comme le but de l'humanité.
La décadence de la culture européenne, notre civilisation moderne, se remplit tous les jours d'individus 'objectifs', leurs besoins vitaux ne sont pas dans leurs activités, le sage considéré comme idéal est un accord de principe entre tous ces dégénérés.
Et maintenant consultez le texte de Celimbrimbor ! Ne veut-il pas 'le saint ?' Le responsable ultime, l'Atlas qui supporte le poids du monde ? Mais cela ne se fera pas dans la légèreté mais au prix des plus lourds sacrifices."
Le savant fou semblait perdu dans ses pensées.
- "Notre science peut bien s'enorgueillir à tourner autour des 'faits', elle n'en demeure pas moins liée à un sens moral : sans expérimentation d'un ordre supérieur, croyez-vous vraiment que nous ferons des découvertes, alors que notre éthique bloque absolument toutes les questions de jugement de valeurs ?
Il est impossible que l'Homme atteigne à la Vérité, car quand ce jour arrivera, il sera un autre."
~ ********* ~
Du fond du couloir obscur, des hurlements impatients commencèrent à se faire plus bruyants, plus lancinants; on frappait maintenant de tous côtés contre les portes, de plus en plus fort... - "Qui s'exprimait ainsi avec une telle violence ?", se demandait Aristide, "Ou plutôt 'Quoi' ?" Il n'en pouvait plus de toute cette folie. Il devait absolument s'échapper de ce laboratoire où des expérimentations inhumaines avaient finalement conduit à mettre en lumière la part sombre de l'humanité.
- "Si je dois être prophète en quelque manière", reprit le docteur, "je vous condamne vous et toute votre pseudo-culture : même la civilisation la plus avancée techniquement montrera ses limites en ne permettant pas aux esprits forts de s'exprimer autrement qu'en actes terroristes. Dixi."
Soudain, une porte éclata sous la pression des coups répétés. Une créature hideuse commença à s'extirper pour se diriger lentement vers le couloir. Puis une autre porte éclata. Puis encore une autre. Des dizaines de créatures horribles se traînaient maintenant le long du couloir, comme attirées par notre héros dont la terreur atteignaient son comble.
Un des squelettes, qui n'était en fait pas mort, commença à manifester lui aussi l'envie de s'échapper. Le pauvre être, qui n'avait d'humain que le nom, n'avait presque plus de chair et gémissait de peur et de souffrance. Mal lui en pris : l'une des créatures lui arracha la tête et la dévora.
- "Kyahahahahah ! Voilà l'avenir des philosophes et de tout système philosophique !", éclata de rire le démon scientifique, inconscient d'un danger que rien ne saurait désormais arrêter.
Alors, dans un sursaut, profitant de l'effet de surprise occasionné par les monstres sur les infirmières spectrales, Aristide parvient enfin à s'échapper, et, courant jusqu'à la sortie du labo, ouvrit violemment la porte pour s'enfuir le plus loin possible de ce lieu maudit, pendant que résonnait derrière lui un rire méphistophélique.
- "Laissez-le partir ! Il ne faut pas contraindre l'oiseau dont les pensées se tournent vers l'espoir : il propage la Bonne Nouvelle.... Muahahahahahah !"
"Trouver Célimbrimbor", pensa Aristide, "le plus vite possible ! Pourvu que j'arrive à temps... Il ne faut pas que ce génie du mal parvienne à ses fins : à aucun prix ses créatures démoniaques ne doivent envahir Ritualia !"
~ ********** ~
Plus Aristide courait, plus il se perdait. "Où est la sortie ? N'a-t-elle pas d'issue ? Cette Forêt du Monologue serait-elle vraiment frappée d'une malédiction, ainsi qu'on le prétend à Ritualia ?"
Il commençait à réfléchir à toutes les horribles choses qu'il avait vues et entendues.
"La Science n'est pas un problème, encore moins une solution, rien qu'une conséquence : la volonté de vérité est issue de l'esprit objectif, lui-même s'appuyant sur le sens moral. ...Mais alors le sens moral n'est rien d'autre que l'expression d'un besoin métaphysique ?" Une angoisse terrible le saisit. "L'absurdité de l'existence, serait-ce cela l'Eternel Retour ? Alors il n'y a pas d'issue ! Notre science rendra l'Homme toujours plus insignifiant.... Grain de poussière dans l'infini, absurde à tous les sens du terme...."
C'est alors qu'il se réveilla de ce qui n'avait été qu'un horrible cauchemar.
... Fin ?
_________________ In this society, humans by themsleves have no choice but to be reduced to livestock. Then I began experimenting on how long it’be possible to deny this livestock traits. The subject of my experiments … A proof of free will which destroys all moral law.
|