Celimbrimbor a écrit:
J'ai continué vaguement de réfléchir à la question et après lecture de ton article, Aristide, je pense pouvoir avancer l'idée évidente : le transhumanisme n'est pas une poursuite de l'idée chrétienne catholique, ou une concurrence, mais une continuation de l'éthique protestante. Bon, les concepts datent un peu mais ils devraient encore être opérationnels je suppose. Weber explique le rapport entre croyance protestante dans l'élection divine et l'accroissement des possessions terrestres, qui servent alors de marqueur de l'élection. De là : le transhumanisme pousserait simplement le curseur un peu plus loin : l'immortalité sur terre plutôt que dans les cieux.
Ce qui va parfaitement (le hasard de la pensée, tenez) avec la proposition de christianisme capitaliste que j'énonçais plus haut. Dès l'introduction d'une hiérarchie (peuple élu, pas peuple élu, pécheurs, pas pécheurs, riches, pas riches) pour déterminer du bien et du mal (le bien étant la norme de la communauté, visant à s'étendre sur les autres communautés, tandis que le mal est l'autre), il y a nécessité de marqueurs de différenciation, pour être sûr. Une sorte de course à la sainteté 3.0, en somme. Un peu idiot. Il y a, aussi, par ces marqueurs, par ce besoin de séparation d'humain à humain, faute profonde, de mon point de vue.
De sorte que les discussions du transhumanisme et celles autour du transhumanisme me rappellent tristement la controverse de Valladolid. Le but n'est pas de réunir mais de séparer le bon grain de l'ivraie, sur des critères tellement prétendument objectifs qu'ils suintent la pourriture par tous les pores (la notion de péché structurel que tu évoques dans ton article fait froid dans le dos et, pour le coup, renvoie de plein fouet à Valladolid). Ainsi, ce qui me gêne dans le transhumanisme est assez simplement définissable : le mensonge inhérent à son nom. Le transhumanisme n'a rien d'un humanisme dans le sens où l'humanisme (et les lumières à sa suite) était une gigantesque opération d'ethnocentrisme et de retour à l'homme. Le transhumanisme s'en éloigne à une vitesse folle, non pas dans ses prétentions à l'immortalité, au cyborg, ou dans son éthique particulière, mais parce qu'il répond (me semble répondre, plutôt) à des canons fondamentalement quantitatifs (quantité de temps, quantité d'argent, quantité de capacités, etc), qui sont des canons (qui me semblent) chrétiens ou en tout cas protestants. Le transhumanisme est pour moi un retour déguisé d'un religieux perverti qui pose une suprématie extra-humaine comme juge.
Or, j'en suis encore à imaginer benoîtement qu'une vie vaut une vie et que l'humain est au centre de soi. Le seul divin qui compte est celui qui est en nous et celui-ci ne connaît ni morale, ni immortalité. Des bêtises d'élève de terminale L, en somme.
Ainsi donc : bite.
Quand tu parles de protestantisme, il faudrait déterminer de quel courant du protestantisme tu parles. Parce que même si on se doute que tu parles du luthéranisme et du calvinisme (le côté WASP américain) quand tu évoques Weber, aujourd'hui, l'éthique(s) protestante(s) est une mosaïque de courants religieux prenant parfois des formes et des pratiques très ... particulières dirons nous, et en contradiction avec ton propos (anabaptistes, églises évangéliques, etc.).
Après, comme tu l'as lu dans mon truc, pour moi le transhumanisme est, entre autre, l'étape suivante de la société de consommation en ce qu'elle apporte de nouveaux besoins, de nouvelles nécessités aux consommateurs qui en ont les moyens, besoins et nécessités qui apparaissent ou apparaitront comme indispensables à quiconque sera happé par le marketing et la propagande qui ira avec, même si l'individu en question n'en a pas les moyens financiers.
D'ailleurs, à terme, il y aura une véritable scission dans la société entre ceux qui pourront être augmentés et ceux qui ne le voudront pas ou ne le pourront pas, ce qui rejoint ta comparaison avec la controverse de la Valladolid.
L'idéologie et l'éthique qui accompagnent ce mariage du sens et de la science, c'est clairement la quête d'une forme d'immortalité sur terre. C'est une révolution qui s'annonce, et comme toute révolution, la volonté du révolté qui ne fait pas encore parti de la classe dirigeante est moins de changer l'ordre des choses que de tenter par tous les moyens de participer au banquet de la corruption. Or dans l'éthique transhumaniste, au banquet se trouvent "les dieux" : comme disait Nietzsche, "s'il existait des dieux, comment supporterais-je de n'être point Dieu ! Donc il n'y a pas de Dieux." Pourquoi eux et pas moi ? Donc, attribuons nous les attributs du divin sur terre par nos propres moyens techniques.
Par contre, là où je ne suis pas d'accord avec toi, ou du moins où je trouve d'autres paramètres à prendre en compte sur l'analyse de ce phénomène et son succès prochain certain :
- Plutôt que de parler de quantitatif comme tu le fais, j'aurais plutôt tendance à y voir des arguments d'ordre qualitatif qui justement permettent d'y voir une éthique plus qu'une simple mode. Pour le coup, ce que proposent les tenants du transhumanisme, c'est une amélioration de l'humain par le biais du technique. C'est une amélioration qualitative d'attributs physiques humains (le super héros dont tu parles, et donc parlait, me semble-t-il, U. Eco). Alors que les tenants des éthiques bibliques parlent d'amélioration qualitative d'attributs moraux. Dans les deux, c'est du qualitatif, et non du quantitatif. Tes canons quantitatifs sont déjà en marche depuis des décennies via le capitalisme et ses enfants, et c'est la dimension mercantile que l'on retrouve à la fois dans le transhumanisme, mais aussi comme tu l'as évoqué avec Weber, chez le protestantisme luthérien et calviniste, et le judaisme : le gain de temps pour la rentabilité, le gain d'argent pour les bénéfices, le gain de capacités pour être plus productif, etc.)
- L'héritage protestant est donc visible dans la dimension économique qui sous tend le système de mondialisation et de capitalisme, mais le transhumanisme est défendu bec et ongle par des personnalités désengagés de toute sphère religieuse traditionnelle, des athées ou des agnostiques. L'héritage d'un christianisme capitaliste dont tu parles est déjà achevé et dépouillé de sa substance dans le transhumanisme (ça l'était déjà très profondément au XIXème siècle par l'héritage des Lumières et le développement de la franc-maçonnerie laïque - les seuls résistants furent le mouvement paternaliste des industriels après le rappel à l'ordre via l'encyclique
Rerum Novarum, et les mouvements protestants anti-modernité et profit). Bref, l'héritier de ce christianisme capitaliste c'est Trump. Le transhumaniste serait plutôt Steve Jobs ou Dmitry Itskov. On a plus à faire à des tenants de l'ex-religion du Progrès comme le décrit Taguieff dans son bouquin sur
L'effacement de l'avenir, pour qui la modernité se confond avec ce qu'a développé M. Gauchet : "désenchantement du monde, effet de la rationalisation croissante, triomphe de la rationalité instrumentale." Il le dit bien d'ailleurs dans la conclusion de son bouquin : "La fin du progrès, c'est donc aussi la fin d'une belle histoire déterministe, par laquelle le monde moderne avait été réenchanté. Dès lors, le second désenchantement du monde moderne, que nous vivons, se traduit par l'émergence d'une existence scientifico-technique désertée par la foi progressiste".
- Là où le progressiste avait
confiance en l'avenir, le post-progressiste se sent
responsable à l'égard du futur. Cette responsabilité du futur peut se retrouver dans les éthiques monothéistes, mais en miroir avec le transhumanisme : si les tenants du transhumanisme se sentent responsables de l'avenir dans un but terrestre, matériel et mercantile et vaguement humanistes (plus centré sur l'humain que sur l'humanité), les tenants d'éthique monothéiste se sentent responsables de l'avenir dans un double but : avenir de leurs âmes surtout (le salut) puis 'ménagement' de la création divine (surtout chez les cathos (avec le
laudato si du pape François) et les protestants de type luthérien et calviniste) : le post-personnalisme de Mounier plus que l'individualisme, l'humanité plus que l'humanisme (pour faire simple).
- Ensuite, il faut avoir à l'idée que ce transhumanisme fait mouche ailleurs que dans nos sociétés judéo-chrétiennes, en Asie par exemple, où une éthique alliant science et sens est adaptée en bien des points aux structures traditionnelles de croyances et/ou de spiritualité. Du coup, cela montre bien que le mouvement a dépassé le simple héritage capitaliste chrétien. On peut penser au shintoïsme qui a permis un soutien moral au développement de la robotique au Japon, moteur d'une partie du mouvement transhumaniste, ou à l'Inde avec l'hindouisme (notamment dans l'eugénisme et les expériences réalisées clandestinement sur des embryons humains par exemple). Pour la Chine, où l'Etat tente de contrôler les pratiques religieuses en même temps que la mondialisation uniformise les pratiques, le phénomène est plus complexe à saisir. Mais quoiqu'il advienne dans ce pays, on remarque malgré tout une tension très forte entre les pratiques spirituelles et religieuses individuelles, et collectives, entre ceux qui profitent du banquet et ceux qui n'en profitent pas.
- Enfin, ett ce sera mon dernier point de nuance par rapport à la fin de ton message : c'est que le transhumanisme est justement centré sur "soi" et fait la guerre à la communauté. Le transhumanisme cherche moins à "relier" les hommes qu'à les hiérarchiser selon leur degré d'autonomie, leur capacité à faire d'eux même leur propre loi, d'être leur propre dieu. Pour le transhumaniste, il vaut mieux un individu centré sur soi même et sa propre ascension, son épanouissement personnel si cela le conduit à payer pour obtenir ce qui manque à achever sa potentialité (définie par la société), qu'un individu conscient de ses limites qui grandit en cherchant dans ses différents cercles un complément pour combler ses
faiblesses, sinon une consolation dans une communauté spirituelle.
Au fond, je dirais que :
- L'amélioration technique au service des uns et des autres, n'est pas une erreur en soi, mais c'est son orientation
absolument mercantile, sélective, discriminante, ainsi que l'absolutisation de la technique qui le sont (on verra cela quand on aura franchi la singularité technologique) ;
- On voit progressivement se dessiner le conflit entre les tenants d'une société mercantile et transhumaniste souhaitant une uniformité, une égalité plate, par la mise au ban du non-autonome, bref d'une société
an-organique, avec ce que défendent de plus en plus les tenants du retour d'une société organique qui prétendent que l'inégalité est facteur d'harmonie, cette fameuse "communauté de destin" qu'on lit de plus en plus et que l'on doit à Gustave Thibon ;
- Derrière ce débat, se cache finalement les tenants de l'utopie d'un combat et d'une victoire contre la guerre, la faim, les inégalités, les injustices à l'aide de la technique, et les tenants du réalisme d'une union de l'inégalité et de l'égalité, d'une inégalité au service de l'unité.
(excusez la surabondance de l'expression "tenants de")