De l'Internet comme chaothèque, J. L. Borgès, trad. Albert Ashgrove.
Un hasard, cette lecture, morbide, au départ : un héritage d'un vieux grand oncle qui vivait en Argentine, fou de réalisme magique et de paralittérature. À sa récente mort, j'ai reçu une malle bourrée de vieux papiers et de diverses breloques dont je n'ai fait le tri qu'il y a peu, le temps de digérer le deuil, de me remettre. Albert était certes un oncle éloigné et vieux (il s'éteignit, m'a-t-on rapporté, dans son sommeil, de jour, à l'ombre d'un grand cèdre missionnaire, à l'âge vénérable de quatre-vingt seize ans, sans finir son verre) mais il n'avait pas perdu contact avec la réalité. Après l’enterrement de sa sœur, Judith, ma grand-mère, où nous nous étions croisé, nous avions repris contact. Très rapidement, nous nous sommes entendus, par le hasard et les coïncidences.
Vieil ouvrier des postes, ancien bourlingueur de la marine marchande, il parlait couramment l'anglais, l'espagnol, sa version argentine un peu dégénérée et le français. Mes études me poussaient à approfondir ma connaissance des langues (notamment de l'anglais, on ne se refait pas) et j'ai pu échanger brillamment avec lui sur des problèmes de linguistique, dont il ignorait tout, mais que son bon sens et sa maîtrise de plusieurs langues lui faisaient approcher d'une façon dont j'aurais été bien incapable.
Un exemple, pour être clair : il réussit à me faire comprendre aisément la distanciation et la proximité temporelles permises par le present perfect bien mieux que mon vieux Lapaire et Rotgé. Voilà, en somme, ce qui nous a d'abord rapproché. Et une passion commune pour les mauvais alcools. Enfin, ceci ne nous concerne que peu.
Nous avons donc pris contact, discuté, souvent, longuement, dans des échanges de méls qui mêlaient politiques, littératures, linguistique et philosophie, dans un joyeux charabia sans doute incompréhensible pour quiconque aurait essayé de les lire à l’époque. Et même pour moi aujourd'hui, à seulement cinq, six ans de distance.
Il avait une vision de la littérature plutôt amusante dans le sens où, comme G. Genette (dont il était un grand admirateur de ses deux, trois pages sur Honoré d'Urfé et détestait tout le reste au titre que c'était « du verbiage inconsistant d'un cerveau incontinent en roue libre ») il postulait une seule littérature unie, mais dans le même temps ne supportait pas les discours des critiques qui cherchaient à unifier la paralittérature avec la Littérature avec un grand L. Il écrivait souvent que : « Bordel, c'est pas compliqué pourtant ! Faut vraiment être con pour voir qu'un bouquin de Wells ou de Verne, ou de ce fou génial de Simmons, vaut pas un foutu kopeck face à du Dostoïevski, du Shakespeare ou Joyce ! Ouais, je sais, tu vas me dire de comparer ce qui est comparable, on est d'accord. Alors pourquoi est-ce que ces cons de critiques n'en sont pas foutus, hein ? » Du truculent, en somme.
Et donc, en bon passionné de littérature, il aimait à farfouiller un peu partout, dans les brocantes et les vieilles bibliothèques, les archives, les ventes aux enchères un peu interlopes, tout ça. Sans jamais rien me dire de ce qu'il y trouvait. Du reste, je m’en foutais. Et puis, un jour, il est mort.
J'appris avec surprise son décès (comme quoi, avoir la verve et le verre lestes ne préservait ultimement pas) et avec stupeur qu'il m'avait désigné comme légataire d'une partie de ses possessions, aux plus grands cris de ses quelques descendants, vite étouffés quand ils surent que ledit legs ne comportait qu'une malle. Le reste était pour eux. Ils me demandèrent de m'acquitter des frais de transports et ainsi reçus-je finalement la malle et perdis tout contact avec eux, ce qui n’est pas un mal.
Il s'agissait d'une malle en bois rectangulaire, sombre, aux armatures en métal noir, entrecroisées sur le dessus et les côtés. Sur la face avant, le couvercle tenait avec le coffre grâce à un petit loquet simple et peu ouvragé. Le bois avait vécu, les armatures aussi, la malle pesait le poids d'un âne mort et je crus un instant qu'elle fût remplie de cailloux. Je ne l'ouvris pas tout de suite, cependant, je l'ai écrit plus haut. Après l'avoir réceptionnée, j'ai été me saouler largement à la vodka bas de gamme dans des bars peu scrupuleux de Bordeaux. La semaine qui suit est un peu floue.
Et puis il fallut ouvrir.
Ils ne m'avaient pas envoyé la clef du cadenas sur le loquet, ces abrutis. Fallait-il être con, j’en aurais hurlé de rage si ma copine d’alors n’avait pas été dans la pièce. À la place, je me retins d’aboyer, défonçais le cadenas au marteau, peu attentif à la malle, supposant que, de toute façon, son contenu pourrirait ad vitam dans un coin de mon garage. Au début, je ne me trompais pas. Le dessus de la malle était principalement occupé par des chiens en bois immondes, des pelotes de laine, des albums photos et des photos en vrac, des crucifix de toutes tailles et des paquets de capotes, ouverts parfois. Je rigolai doucement devant l'humour douteux du vieux et remontai avec moi un des chiens, en acajou, le plus moche, pour le poser sur le manteau de la cheminée. Mon ex' s'est barrée à cause de ça, je crois. Enfin. Ce n'est pas important, cela n'a que peu de rapport avec l'histoire, ne bifurquons pas trop.
Je retournai l'explorer quelques temps après, après une dispute idiote par rapport au chien. Qui ne fut qu'un déclencheur, évidemment. Nous nous battîmes à propos de quelque chose de plus profond mais que je n'arrive plus à identifier à présent. Je crois qu'elle me reprochait de boire trop, je ne me souviens plus. Je m'enfermai dans le garage, donc, pour finir de vider la malle. Sous la couche de colifichets immondes se trouvaient des dossiers, des chemises de couleurs variées, chacune portant un nom, ou une indication sur son contenu : « Formalisme russe », « École de Constance », « Dos. », « The Bard », « Macbeth », etc. L'une d'entre elle attira mon attention : « Borgès, trads. »
Vous n'êtes pas sans ignorer que Jorge Luis Borgès est un écrivain Argentin de très haute tenue, connu pour ses contes et histoires courtes, à la lisière du réalisme et du fantastique, qui contribuèrent à créer cette catégorie imbécile du réalisme magique. J'en avais lu peu mais j'aimais bien. Je pris la chemise, une bouteille de whisky et montai dans mon bureau m'enfermer lire tranquillement.
La pochette s'ouvrait, évidemment. Elle était remplie d'une centaine de feuilles imprimées recto-verso, typographiées, à la machine à écrire, si j'en croyais les ratures un peu partout. Certaines pages étaient même tâchées, d'alcool je crois, mais je ne me souviens plus s'il s'agissait de tâches récentes ou non. Enfin, peu importe, beaucoup trop ont brûlé dans l'incendie.
Le premier feuillet était plus récent que les autres et m'était adressé. Voici ce qu'il disait, reconstitué de mémoire un peu chancelante :
« Arthur, Ça y est, c’est fait, j'ai calanché. C'est con. Ça arrive. Bois une bouteille ou deux à mon intention, sur le temps long, surtout ? Ça conserve que sur le temps long, ces merdes-là. Bon. En vrai, ouais, j'suis crevé. Je me suis dit que tu serais plus à même d'apprécier le contenu de la malle que mes abrutis de petits fils. Ces rapaces n'y auraient rien trouvé d'autre que quelques pesos à aller dépenser aux putes ou aux courses. Enfin, on choisit pas sa famille. Ah. Y a aussi une bouteille de Cachaça planquée tout au fond. Amuse-toi bien. Albert Ashgrove, de par la tombe. Ps : Merci pour tes conseils de traducteur, le français m'échappe parfois. L’âge, sans doute. »
Interloqué, je descendis chercher et trouver la bouteille avant de remonter. Andréa regardait un truc à la télé, je ne sais plus quoi. Elle me tança, lasse, en me voyant passer avec de l'alcool, mais je claquai la porte du bureau avant qu'elle ne pût y entrer, ce qui nous épargna des mots plus graves.
J'ai effectivement donné quelques conseils à mon oncle sur des tournures de traduction, mais il ne m'avait jamais dit pourquoi. Je poursuivis l'exploration du dossier et c'est ainsi que je tombai sur la nouvelle suscitée : De l'Internet comme chaothèque.
Elle faisait partie d'un recueil, Fictions, que le vieux avait traduit, pour rigoler, parce que la traduction existante ne lui plaisait pas, à ce vieil esthète décadent. Je relus avec plaisir ces histoires de jardin aux sentiers qui bifurquent, de secte du phénix et d’autres encore. Ma surprise à trouver une nouvelle supplémentaire fut si totale que j'en perdis le compte du temps.
En fait, j’ai une bonne mémoire. Je prétends l’inverse, souvent, pour éviter les ennuis. Même, je m’entraîne à oublier. Mais j’ai une bonne mémoire. De sorte qu’en tombant sur cette nouveauté, De l’Internet comme chaothèque, je sus sur l’instant qu’elle dérangeait. Les mots, l’ordre, rien ne m’était familier. Comme ce n’était pas normal et que la bouteille de pinga était encore au trois quart pleine, je vérifiai sur l’Internet, justement, et confirmai. La nouvelle de Borgès De l’Internet comme chaothèque n’existait pas.
Je la lus, lus et relus encore, ne sortant du bureau que pour aller aux toilettes ou chercher de nouvelles bouteilles. Je crois que c'est là qu'Andréa prit la porte définitivement. J'ai le souvenir, alors que je descendais chercher à boire, d'une note sur le frigo, que j’ignorai.
La nouvelle racontait, sur quelques pages seulement, pas plus de dix, la conférence berlinoise d'un chercheur Irlandais qui souhaitait sortir du paradigme contemporain qui considérait l'Internet comme une gigantesque bibliothèque universelle. D'après lui, ce modèle présentait par trop de défauts.
D'abord, une bibliothèque supposait un ordre et, même si Yahoo ou Lycos ou Google ressemblaient à des bibliothécaires, ils n'en étaient pas vraiment. Ensuite, l'auto-génération de contenu à partir du contenu, voire ex nihilo, ne pouvait pas participer de ce modèle, attendu qu'il n'y avait pas de gardien du temple décisif qui tranchait qui entrait et qui n'entrait pas. Pas de Malraux. Il lui opposait alors le modèle d'une chaothèque gigantesque, où se trouverait tout, sous toutes ses formes passées, présentes et à venir, présentes en même temps, en un seul et même point, accessible et, dans le même temps, totalement inapprochable. Une région fondamentalement paradoxale qui malmenait les notions d'ordre et de désordre. Pour lui, même l'idée de chaothèque était insuffisante, puisqu'elle ne traduisait pas la réalité des ordonnancements personnels qui perlaient ça et là, tout en ignorant l'autogenèse du chaos qui en débordait. Ma mémoire est un peu flou, je l'ai lue en transe, encore et encore. L'idée était géniale, elle établissait d'autre part l'absolue liberté de l'endroit. Le chaos ne pouvait être contrôlé, par quiconque, qu'au prix de devenir soi-même chaos. De la même façon qu'un anarchiste devenait autre dès l'instant de l'exercice politique, en somme. On se retrouvait alors avec un espace universel à proprement parler qui s’étendait à l’infini de la taille des serveurs et qui déployait autant de nœuds de vie que d’étoiles dans le ciel. L’univers m’apparut ainsi, alors, soudain, dans une grande beauté, mêlant le virtuel et le réel en une seule image hallucinante qui m’échappait sans cesser de s’imposer à moi, à deux doigt de comprendre une loi fondamentale du monde. Je crois que je m'endormis à ce moment-là. La cigarette a priori pas assez éteinte.
J'ai eu de la chance de m'en tirer, m'ont dit les pompiers. La même chose avait eu lieu rue Babin quelques jours plus tôt, avec une autre issue.
Je n'ai pas revu Andréa mais je m'en moque. J'ai failli retourner dans le brasier. Cette nouvelle me hante, je n'arrive plus à remettre la main sur ses idées principales, sur son coup de génie, sur cette chaothèque si réelle. Et puis je ne l'ai retrouvée nulle part dans la bibliographie de Borgès. Le vieux, comment avait-il mis la main dessus ?
Mon thérapeute m'a conseillé d'écrire l'histoire, afin de mettre au clair ma pensée. Il considère que j'ai passé le pire stade du sevrage et je n'ai pas bu depuis l'accident.
Évidemment, il y a des zones d'ombre, des problèmes. Mais bon, c'est une fiction, après tout.
_________________ "All the world's a stage. And all the men and women merely players."
Dernière édition par Celimbrimbor le 04 Aoû 2016 18:34, édité 2 fois.
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