Avertissement au cas où : le post suivant n'est évidemment pas une attaque envers qui que ce soit...
Grammaire des civilisations, de Fernand Braudel
Je n'avais pas vraiment prévu de lire ce livre. D'un côté, l'auteur m'avait été présenté comme ayant défriché l'analyse des structures de l'histoire, et cette idée m'a quelque fois intrigué. De l'autre côté, j'ai souvent déploré que cette vision "structurelle" de l'histoire semble n'être que la seule en cours de nos jours auprès de la plupart des historiens. Ou tout du moins c'était mon impression. Finalement, le fait que cet ouvrage soit abondamment cité dans un livre de géopolitique que j'ai relu fréquemment m'a convaincu qu'il fallait que je me frotte à la source.
Première surprise : ce livre assez épais (dans les 700 pages) a en fait été conçu à l'origine comme un manuel scolaire.
Deuxième surprise : tous les débats sur l'enseignement de l'histoire entre approche chronologique et étude thématique remontent à une soixantaine d'années déjà, et à peu près dans les mêmes termes qu'aujourd'hui. C'est explicité dès l'avant propos et la préface.
Fernand Braudel dans la préface a écrit:
C'est une vieille querelle qui fait toujours recette et qui ne laisse personne dans l'indifférence, ni le public, plus que jamais épris d'histoire, ni les hommes politiques obligés d'être aux aguets, ni les journalistes, encore moins les professeurs d'histoire.
Troisième surprise : il s'avère être partisan de la chronologie complète pour l'essentiel du secondaire, au nom de la continuité des fils chronologiques. Comme quoi j'avais tort de me reposer sur mes préjugés...
Maurice Ayrard dans l'avant propos a écrit:
Mais [Fernand Braudel] n'a jamais cessé de répété "sur tous les tons" que l'histoire traditionnelle - le récit, appuyé sur une chronologie précise - était la seule capable à la fois de fixer l'attention des plus jeunes élèves - des "enfants", par oppositions aux "adultes" des classes terminales - et de leur donner "l'indispensable apprentissage du temps".
De fait, l'histoire économique et sociale telle qu'il la développe lui, il la considère comme étant de pointe, et dans son idée, n'a pas à être abordée avant la terminale. Le livre étant justement un manuel pour la terminale. Son but est, pour le jeune adulte, de comprendre le monde dans lequel il évolue à travers la connaissance des civilisations, pour voir les choses sur les longues durées.
Dès lors, la question à laquelle l'auteur veut répondre n'est pas "quoi ?" ou "comment ?", mais bien "pourquoi ?". Si le livre est divisé en monde musulman / afrique noire / extrême orient / civilisations européennes, le nombre de civilisations existantes n'est pas fixé. Le terme est considéré comme un synonyme à culture ou société, et il peut donc y avoir des civilisations au niveau d'un pays ou même d'une région.
Une pierre dans le jardin des démographes dès le début du livre : l'auteur écrit en 1962 que tout planificateur doit avoir sous les yeux une carte "vraisemblable" de la répartition de population mondiale en l'an 2000 telle qu'il l'insère. Le problème est que cette carte minore de plus de 1,5 milliards d'humains la population qui fut vraiment présente à cette date, soit un tiers en plus ! De quoi prendre avec une pincée de sel les prédictions démographiques actuelles...
A vrai dire, cet exemple n'est pas isolé. Si les livres d'histoire générale habituels se montrent souvent flou sur des périodes comme le moyen-âge, l'expédiant rapidement par rapport à l'histoire contemporaine méticuleusement détaillée, on peut dire que ce livre-ci se distingue dans le sens inverse. Les analyses des sociétés d'autrefois, dans l'antiquité ou le moyen-âge, se révèlent extrêmement intéressantes, parfois même vraiment brillantes.
Mais l'auteur ne s'interdit pas pour autant d'aborder l'histoire contemporaine immédiate, le présent (1962 donc), en tentant d'anticiper l'avenir en se basant sur les tendances fortes en cours pour les différents blocs civilisationnels. Et là, c'est le drame. C'est facile de dire ça 60 ans après, mais ces tentatives de prospective s'avèrent fréquemment démenties par les faits postérieurs, basés sur des données s'avérant frelatées ou des faits du moment qui n'ont pas eu l'importance qu'on pouvait croire alors. Voilà de quoi nous rappeler à l'humilité quand nous essayons d'imaginer de quoi l'avenir sera fait : on a toujours été, et on sera toujours dans le brouillard le plus complet à ce niveau. Ce n'est donc pas plus mal d'avoir du recul pour analyser les choses.
A noter que le livre est très bien rédigé, puisque sa lecture est toujours plaisante. Reste l'énigme du titre : le mot "grammaire" tend à penser qu'il est question de règles, alors qu'il s'agit d'une histoire des sociétés, mais sans les comparer entre elles de façon formelle, sans dégager de lignes directrices, contrairement à ce qu'a pu faire Arnold Toynbee. Le titre anglophone du livre est d'ailleurs bien plus factuel :
A History of Civilisations. Peu importe, je suis bien content de l'avoir lu.