Episode 3 : Countdown
~ Trois jours plus tôt. ~
Sous l'étendue de sa robe nuptiale de jeune mariée
Ses longues jambes semblaient démesurées
Son abdomen horriblement gonflé
Mon amour, qu'es-tu donc en vérité ?
A la place de ma bien-aimée
Dans l'immense toile se tenait désormais
Une effroyable, gigantesque araignée
Prête à me dévorer !
(trouvé sur le bureau d'une chambre de jeunes mariés post-mortem)(
https://www.youtube.com/watch?v=MaBb9BtKKt0)
Seul, debout devant le seuil de sa porte, je n'osais frapper.
Serait-elle là ?
Et même si elle l'était, sachant que c'est moi, m'ouvrira-t-elle ?
Moi et ma dégaine mal assurée. J'avais quitté mon job pour la revoir.
"Assume, mec. Ta vie, tu l'as voulue" disait mon père. Je baissais les yeux. Le paillasson avait l'air neuf.
Tiens, un nouveau locataire, déjà ? Peut-être. Alors mon voyage jusqu'ici n'aura servi à rien.
Quoi qu'il advienne, je décidais de m'allumer d'abord une cigarette bon marché, avant l'instant fatidique.
Pas pour me mettre en condition; pour soulager ma mémoire.
Dans le grand couloir, je me dirigeais vers la fenêtre. Les immeubles s'étendaient à perte de vue.
Ils devaient tous avoir au moins 30 étages. Celui où je me trouvais en avait 65.
Je parcourais du regard l'immense banlieue auréolée par la voûte gris-jaune d'un ciel d'hiver.
Quelques arbres noirs complètement déplumés essayaient de donner à l'ensemble un semblant de vie.
Qui avait écrit
"C'est seulement sous son ciel le plus pâle, que se révèlent les couleurs automnales" ?
Il n'y avait aucune feuille. Pas un enfant pour jouer dans la cour. Pas une lumière. Pas un habitant.
Les fenêtres étaient noires. Comme des orbites vides. Sans âmes.
Une profonde mélancolie m'envahit. C'était comme si on avait construit tout ça pour des habitants qui ne viendraient jamais,
ou qui n'étaient plus là depuis très longtemps. Pendant que je soufflais une bouffée de fumée, les souvenirs me revenaient.
Je suis en vacances. Avec des amis. Dans la salle d'attente de l'office de tourisme règne une atmosphère légère...
C'est très agréable. On s'entend bien, ensemble. Je voudrais que cet instant dure éternellement...
Est-ce cela le bonheur ? C'est simple. Il fait chaud, je suis bien.
Je crois que je commence à être amoureux d'une des filles, mais curieusement pas moyen de me rappeler son nom.
Je ne suis pas sûr de mes sentiments. Je me lève de la chaise pour ne pas m'assoupir. Je m'éloigne du groupe.
Je les laisse discuter du trajet qu'on va faire en randonnée. Je suis au bord du lac. Le ciel est couvert de nuages mauves.
J'ai l'impression d'être au milieu de l'eau.
Je plie les jambes pour toucher l'eau qui reflète le ciel et les nuages mauves.
Il ne fait pas froid dans l'eau du lac. C'est doux. Je ferme les yeux.Des années plus tard. Je me promène avec ma fille près du lac. Le ciel est couvert de nuages mauves.
Je revois l'office de tourisme. Gelé. Des stalactites pendent des fenêtres et de la toiture. La neige recouvre tout.
Il n'y a personne. Ma fille a les traits du visage durs, virils, masculins. Elle a une maladie dont je ne me souviens plus du nom.
Elle me parle comme si c'était elle l'adulte et moi l'enfant. Elle me semble une étrangère.
Ma femme, si belle, si blonde, arrive à ma gauche. Elle aussi, a les traits du visage durs. La sclérotique de ses yeux est rose.
Il y a de la haine dans son regard. Elle me reproche de trop penser au passé.
Elle me dit que désormais, je vais rester avec elles, pour toujours.
A la place de notre chien, un labrador beige, il y a désormais un squelette d'animal ambulant qui se tient à quatre pattes,
sorte de monstrueux lévrier décharné qui grogne en me fixant de ses yeux rouges.
Je suis au milieu du lac. Je plie les jambes pour toucher l'eau qui reflète le ciel et les nuages mauves.
Je recule quand je vois ma femme, ma fille et mon chien se diriger vers moi, remplis de haine.
Je glisse, je trébuche, je tombe en arrière.
Je sens une force m'attirer à travers l'eau. Je n'ai pas le temps de prendre ma respiration. Le monde bascule.
Il y a un autre monde de l'autre côté des eaux du lac :
ce sont mes amis qui me tirent de mon sommeil pour me ramener à la conscience ! Je m'étais assoupi à l'office de tourisme.
Il fait chaud, je suis bien.
... Suis-je revenu d'entre les morts ?Cette fois, c'est décidé, je ne reculerai pas. Je jetais le mégot, éteint depuis longtemps, par la fenêtre,
et je me dirigeais à nouveau vers la porte. Un dernier instant d'hésitation. "Allez !",
je me forçais à lever la main pour frapper enfin quand, soudain, je sentis au-dessus de moi une étrange sensation :
quelque chose me chatouillait délicatement le haut du crâne, comme un fil d'araignée géante. Machinalement, je levais la tête.
Deux fils noirs, qui s'agitaient dans toutes les directions, étaient en fait les deux antennes d'un énorme cafard,
d'au moins cinquante centimètres de long, suspendu au plafond, en parfait équilibre sur ses six pattes maigres et poilues.
Il était exactement au-dessus de moi. Les antennes se déplaçaient pour capter les moindres mouvements dans l'air.
Paralysé, je ne pouvais esquisser le moindre geste, comme pétrifié par une créature monstrueuse que je voyais pour la première fois.
C'est alors que retentirent deux coups de feu. "A terre !", cria un homme derrière moi, depuis l'entrée du long couloir.
En un éclair, l'insecte géant glissa le long du plafond, furtif et insaisissable, pour se faufiler à travers un conduit d'aération adapté à ses gigantesques proportions.
"Vous n'êtes pas blessé, au moins ?", me demanda l'homme d'un ton bourru, tout en m'invitant à me relever;
alors que je m'étais laissé tombé, étourdi par les émotions.
"Mais enfin, que diable êtes-vous venu faire ici, mon brave ? Cela fait des années qu'il n'y a plus personne dans cette grande banlieue.
L'homme, âgé, devait être un ancien militaire en retraite, à en juger par ses vêtements et ses armes de poing,
qu'il maniait avec une facilité déconcertante.
"Je voulais seulement voir... Quelqu'un.", répondis-je un peu bêtement, encore sous le choc des émotions.
"Si je peux me permettre de vous donner un conseil, mon jeune ami, oubliez votre 'quelqu'un' et tirez-vous aussi vite que vous pouvez.
Le plus loin possible. Cet endroit est infesté de cancrelats. Pas des petits : des gros. Des mangeurs d'hommes.
Il y avait des gens ici, avant. Mais maintenant c'est terminé.
On fait pas le poids. Ils reviennent toujours et ils sont mille fois plus nombreux que nous.
Ils ont toujours été là : ils vivaient sous terre. Mais depuis "l'incident", ils ont envahi la surface.
"L'incident ?", demandais-je, tout en cherchant mon paquet de cigarettes dans la poche droite de mon blazer en cuir.
"Oui, avant que les promoteurs ne décident de construire cette banlieue excentrée, c'était une ville immense qui se tenait là.
Les gens travaillaient jours et nuits. 'La ville qui ne dort jamais', qu'on disait. Il va bientôt faire nuit.
Et la nuit, ils sont beaucoup plus agressifs, si vous voyez ce que je veux dire.
Je ne veux pas vous donner de conseil, mais vous feriez mieux de rentrer chez vous.
Vous avez quelque part où aller, n'est-ce pas ?"
"Oui. Enfin, je crois", balbutiais-je dans la précipitation."Ne vous souciez pas de moi. Encore merci, vraiment."
"Bonne fin de journée", répondit-il. Et il disparut comme il était arrivé.
Je lâchais l'affaire : impossible de l'imaginer vivre ici, dans ces conditions.
De retour à ma voiture, je constatais qu'elle n'était pas la seule garée sur le grand parking : donc je n'étais pas seul.
Je ne comprenais pas. Il y avait donc des gens qui vivaient ici ?
Il était dix sept heures quand je décider de quitter la grande banlieue.
~ Deux jours plus tôt. ~
"I plan on working until i die and if i get seriously sick I'll just eat a bullet.
The sun is rising but we can't see the dawn.
It is why i have no problems with this country diving into a civil war."
(lu sur un forum américain en 2019)(
https://www.youtube.com/watch?v=9OD0odR1yNQ)
Je ne vois pas du tout l'intérêt de manger au resto quand on est en couple. Autant se payer une
escort.
Avec une joie perverse, je mettais un point d'honneur à faire absolument tout le contraire de ce que préconisait l'autorité sanitaire :
je mangeais des trucs immondes, gras, je rajoutais du sel à tous mes plats;
rien que pour être en contradiction avec la pensée populaire qui voulait qu'on 'ménage sa monture';
et parce qu'on nous rabâchait sans cesse que 'la santé est notre bien le plus précieux'.
Au RU, le seul que je peux me payer, je retrouve le militaire en retraite. "Tiens, le monde est petit."
Tous les jours il prend son potage ici. Parce que c'est moins cher.
Il y avait un petit pichet de vin rouge devant lui "pour toutes ces occasions manquées", me confia-t-il dans un sourire.
"Venez donc vous asseoir".
Il est aussi un peu misogyne.
"Toutes ces idées ...", m'explique-t-il calmement sans quitter sa soupe des yeux,
"... banales et primaires, que la société nous met dans la tête à longueur de journée,
se présentent finalement assez librement à l'esprit de la femme, comme si c'étaient les siennes propres;
et sans rencontrer la moindre résistance : trop contraire à l'esprit féminin.
Cela fait longtemps que je n'écoute plus les femmes pour tout ce qui regarde l'éducation des enfants.
D'ailleurs il y a accord de principe entre les féministes et les putes :
celles-ci ne sont pas ennemies de celles-là, l'homme n'est jamais qu'un moyen dans les deux cas.
Si on devait vraiment chercher un point de comparaison dans les époques antérieures,
alors on verrait la femme moderne comme ces sales Français du 17ème : intrigants, bavards, jouisseurs, vénaux. Et malheureux.
Tout de surface. En un mot : ridicules."
Du coin de l'oeil, il me montre deux femmes en train de bavarder.
"Tenez, écoutez-les un peu causer, ces deux-là : on dirait des truies en train de polémiquer sur des truffes."
Soudain, notre homme se lève. Il se dirige droit vers la table d'où venait les rires. Il s'arrête net devant elles.
Et, sans dire un mot, il engloutit en une seconde un petit gâteau qui appartenait à l'une des dames.
"C'était mon gâteau ! Et vous l'avez mangé !"
- Oui, mais avec tout le respect que je vous dois, il me regardait bizarrement. J'ai fait ça pour les droits de l'homme, vous comprenez ?
Et il retourna tranquillement s'asseoir, comme si de rien n'était, laissant les deux commères complètement médusées.
J'éclatais de rire. C'était quand même du 'grand n'importe quoi'.
Avec ses valeurs de macho militaire, mon compagnon de table me donnait l'impression de venir d'une autre époque.
Mais, je ne sais pourquoi, je voulais encore l'écouter parler.
"La guerre, c'est comme une relation entre un homme et une femme : quand un pays en envahit un autre,
ce sont les idées du pays conquis qui pénètrent le pays conquérant.
C'est aussi comme ça que 'le peuple' a fini par devenir 'le maître', je veux dire, si les idées populaires triomphent.
C'est un travail de sape : ça agit sur les esprits, comme le climat ou l'alimentation, ça conserve et ça concentre.
Mais ça n'a jamais rien crée de nouveau.
Le véritable instrument de propagande, ce n'est ni la doctrine, ni le raisonnement, c'est le contact d'une âme avec une autre.
C'est un nouveau genre de survivalisme. Nous ne faisons plus les guerres pour conquérir de nouveaux territoires :
nous faisons des guerres d'indépendance.
Au fond, faire des choses qu'on est seul à pouvoir faire ne rend pas heureux, parce que ça isole."
Il avait l'air triste.
"Au contraire, c'est dans les choses que tout le monde fait qu'on est bien."
Il releva la tête et faisait un sourire ironique.
Apparemment, les femmes n'allaient pas être les seules à en prendre pour leur grade.
"Excusez-moi de vous interrompre, mais, vous voulez dire qu'il n'y a pas de 'solution', c'est ça ?"
- Peut-être qu'on ne s'est pas mis d'accord sur la définition.
Je ne m'attends pas à ce que vous me croyez sur paroles, et je parie que votre vie ne changera pas, que vous me croyez ou non.
Il dégustait son potage. Il m'en avait trop dit ou pas assez : je voulais en savoir plus.
"Racontez-moi un peu. Vous avez connu la période d'avant 'l'incident', n'est-ce pas ? Avant ces gigantesques banlieues sans fin.
- L'incident est une date générale pour tout le monde,
c'est à partir de ce moment que les gens ont commencé à vraiment réaliser que le monde dans lequel ils croyaient vivre était fini.
Peux-tu stopper la guerre avant qu'elle n'arrive ? Sûrement. Le feras-tu ? Probablement pas.
Il n'y a pas de bonnes ou de mauvaises personnes, seulement des bonnes et des mauvaises décisions.
En fait, tout paradoxe est impossible : les chances de voir arriver n'importe quoi, n'importe où, n'importe quand sont de 100%.
Quand la guerre civile a commencé, la plupart des gens ne voulaient pas partir de chez eux.
Nous avons la technologie mais la plupart des outils ont été perdus : la technologie vraiment intéressante est dans l'ordinateur.
Tous les mois, la situation empirait.
Et il n'y a rien de joli à regarder dans la face de quelqu'un à qui l'on dit que 100 000 personnes seront mortes demain.
S'il y a bien une chose que j'ai appris au cours de mes voyages, c'est que les gens ne veulent pas connaître leur avenir :
s'il est différent de ce qu'ils imaginent, ça les met en rogne.
Le conflit civil a pris fin, après une très brève
WW3 : être une super puissance fait seulement de toi une cible.
Après la guerre, le problème majeur était la distribution des vivres. Le monde entier était affecté.
Tout le monde faisait gaffe à son verre d'eau. La première fois que j'ai été dans une supérette, j'ai pleuré.
Mais malgré tout ça, je pense que la guerre est une bonne chose.
L'éthique est un excellent sujet de discussion : quels standards on utilise pour mesurer la vérité autour de soi ?
Jusqu'à quel point pensez-vous être bon ou mauvais ?
- Je suis sceptique, répondis-je naïvement.
"Je comprends votre point de vue et je le respecte : je ne peux pas vous parler si vous n'êtes pas sceptique."
Je fis une petite moue comme si quelque chose ne voulait pas passer.
Le militaire en retraite s'en aperçut.
"Oui, je pense que la guerre est bonne pour la société et je serais ravi d'en débattre avec vous.
Il y a une vraie frustration dans la difficulté à comprendre le sens que l'on donne aux mots.
De nombreux malentendus peuvent résulter parce qu'un seul mot a été mal interprété.
Un choc entre deux civilisations arrive parce qu'un sens différent a été donné aux mots 'preuve', 'croyance', 'crédibilité'."
Je ne sais pas si cela venait du restaurant universitaire ou de la conversation, mais je commençais à avoir chaud.
"Oui. L'amour est un défi. C'est très difficile d'avoir des enfants, pour des raisons environnementales.
Mais tu dois réaliser que ce pour quoi tu te bats est plus important que ce contre quoi tu te bats.
Je suis ravi d'entendre dire que les médias se foutent pas mal des gens,
je suppose que c'est parce qu'ils n'ont 'plus de cerveaux' : très bientôt ils n'auront 'plus de bras' et 'plus de jambes' non plus.
Je me fiche de savoir si on utilise des 'trucs' pour contrôler la pensée des gens :
il y a beaucoup d'objets qui peuvent devenir des armes mortelles.
Vous n'entendez pas leurs messages, partout : "Dans le futur, l'armée et la police combattront l'ennemi avec des armes high-tech." ?
Quand ils utilisent le mot 'ennemi', ils sont en train de parler de NOUS."
- Vous n'avez peur de rien ? Demandai-je, inquiet de la tournure que prenait la conversation.
- Je crains seulement les gens qui veulent que les autres agissent selon leurs émotions et leurs peurs irrationnelles.
Non, Jésus n'est pas revenu. Si ou quand il revient, pensez-vous qu'il sera un agneau ou un lion ?
Si votre vie est un enfer, vous occupez-vous de savoir si l'Antéchrist existe ?
Je pense que 'la peur de Dieu' est 'la peur de la séparation de Dieu'.
Mon meilleur conseil est de vous entourer de cinq personnes en qui vous pouvez vraiment avoir confiance.
J'avais trop chaud. Je me sentais mal. Je décidais de partir.
"J'ai été ravi d'échanger avec vous". Il me tendit la main. "Monsieur ?"
- Mon nom ne vous dirait rien.
- Comme vous voudrez. Au fait, avant que vous ne partiez. Vous savez, ces choses qu'on raconte... Sur les contes de fée...
Je ne sais pas si vous y croyez. Mais les elfes, ils existent vraiment.
Je ne sais pas si cette phrase avait été prononcée à mon attention : comment pouvait-il savoir ?
A cet instant, je vis dans ses yeux un éclat d'une rare violence.
A cet instant, je ressentis vraiment de la peur (était-ce vraiment cela ?)... Une étrange sensation...
Faire la rencontre de
son double maléfique.
Il ne me restait désormais plus qu'une chose à faire : j'avais un dernier coup de fil à passer.
"Allô ? ... Allô !?" Une voix de femme. La sienne. Je ne répondis pas. J'appelais d'une cabine. Plus le courage. Plus la force. Plus rien.
Je raccrochais. Voilà, c'était fini.
Il y avait encore cette fichue conférence à aller voir. Je m'étais promis de la voir. Je sais, au point où j'en étais, c'était ridicule.
Mais qu'on en finisse. Avec ça aussi. Avec tout.
~ Un jour plus tôt. ~
La création géniale est une psychose dégénérative, appartenant à la famille des épilepsies.
(C. Lombroso)(
https://www.youtube.com/watch?v=xTlMWDEzZCY)
"C'est 200 € la passe. Et j'te compte pas la nuit qu't'as passé ici, mon mignon."
Gueule de bois. Je me réveille Rue de la Soif. Ou Rue des Putes, je ne sais plus. Je suis une loque. Je me lave. Je m'habille.
Je ne me rase pas (qu'ils aillent se faire foutre). Je me tire.
Je ne me fais, au sujet des universités, plus aucune illusion : bien qu'autrefois j'en ai été un professeur émérite,
elles m'apparaissent désormais des sanctuaires vestiges du passé.
Il est 17h00. La conf' touche à sa fin. Un colloque sur les propriétés du cerveau. "Anatomo-physio-pathologie du cerveau".
Apparemment, le maître de conférence était en train de répondre à une question qui lui avait été posé par un carabin,
sur l'influence du climat dans les productions intellectuelles :
"
Si les historiens, qui ont gaspillé tant de temps et de volumes à nous détailler les moeurs éhontées des rois,
avaient bien voulu chercher, avec le même soin, l'époque où une grande découverte ou un chef d'oeuvre de l'art furent conçus,
ils auraient constaté que les mois les plus chauds de l'année ont toujours été les plus féconds :
La Nuit étoilée de Van Gogh est datée de Juin 1889, Guernica de Picasso de Juin 1937.
Relativement aux saisons, il est évident que la manie doit éclater au printemps et pendant les chaleurs de l'été,
aussi, dans les relevés des maniaques entrés pendant 10 ans dans l'hôpital psychiatrique où j'exerce,
depuis le mois de Mars jusqu'au mois d'Août inclusivement, je trouve que non-seulement les admissions y sont plus nombreuses,
mais aussi que les admissions des maniaques le sont davantage,
comparativement à celles des autres espèces d'aliénations mentales."
Je passe devant deux ou trois étudiants. Je ne m'excuse pas (qu'ils aillent se faire foutre). Je m'assieds. J'essaie d'être attentif.
Il y a trois cerveaux à l'air sur la table du professeur en sciences médicales.
Je balaie d'un regard l'assemblée. Des étudiants en médecine un peu partout.
Ils n'ont pas du tout l'air intéressés par ce que le professeur raconte.
A côté de moi, ce qui semble être un journaliste ou un
gossip, je ne sais pas exactement,
mais il n'arrête pas de
tweeter à tout va comme si la fin du monde était programmée pour dans 5 minutes.
Ah, en fait, il n'est pas le seul : tout le monde fait ça ici. C'est un nouveau passe-temps ?
Le professeur reprenait son discours.
"
Observez que la symétrie s'applique aux yeux, aux oreilles, de chaque côté de la paroi nasale;
que la langue est divisée par une ligne médiane, que les points vitaux sont sur la ligne centrale de la peau;
remarquez la rainure à l'extrémité du nez, du menton, au milieu des lèvres. Tout cela contraste avec l'irrégularité des viscères :
trois lobes au poumon droit et deux à celui de gauche, la position des reins, du coeur, de l'estomac, du foie ...
Nous affirmons que dans tout l'appareil du système sensitif extérieur, l'harmonie d'action des deux organes symétriques,
ou des deux moitiés semblables du même organe, est une condition essentielle à la perfection de la sensation :
nous voyons mal quand l'un des deux yeux est plus vivement affecté que l'autre;
l'oreille fausse est une perception imparfaite due à une dissymétrie des oreilles;
quand une narine est bouchée, par exemple quand nous avons un rhume, l'odorat est confus;
même chose quand nous n'utilisons pas nos deux pieds pour marcher ou nos deux mains pour toucher.
Si le défaut d'harmonie dans le système sensitif extérieur trouble la perception du cerveau,
pourquoi le cerveau ne percevrait-il pas confusément lorsque ses deux hémisphères,
inégaux en force, ne confondent pas en une seule la double impression qu'ils reçoivent ?
Or, des sensations dérivent immédiatement la perception, la mémoire, l'imagination, et par là le jugement.
Supposons l'un des deux hémisphères cérébraux plus fortement organisé que l'autre, mieux développé dans tous ces points,
susceptible d'être plus vivement affecté; je dis qu'alors la perception sera confuse.
Je crois avoir établi qu'en supposant l'inégalité d'action des hémisphères, les actions intellectuelles doivent être troublées.
Chaque occupation met presque toujours en activité permanente un organe particulier, l'habitude d'agir perfectionne l'action.
Telle est, dans nos usages actuels, la nature de nos occupations qu'elle exerce l'oreille chez le musicien, la vue chez le peintre,
le palais chez le cuisinier, le cerveau chez le philosophe, le larynx chez le chanteur...
La société exerce sur cette espèce d'éducation des organes une influence remarquable.
Je dis d'abord que la société donne presque constamment à certains organes externes une perfection qui ne leur est pas naturelle.
Mais l'être le plus adroit dans ses mouvements de totalité est celui qui l'est le moins dans les mouvements d'un membre isolé :
la perfection d'une partie ne s'acquiert qu'aux dépens de celle de toutes les autres.
Je dis en second lieu que la société rétrécit la sphère d'action de plusieurs organes externes.
En effet, par là même que dans nos habitudes sociales un organe est toujours plus occupé, tels autres sont plus inactifs :
ils semblent perdre en aptitude ce que gagne celui qui s'exerce fréquemment.
Par exemple, vous ne verrez jamais coïncider la perfection d'action des organes locomoteurs avec celle du cerveau et des sens.
Cette vérité m'amène naturellement à ce principe d'éducation sociale, savoir,
qu'on ne doit jamais appliquer l'Homme à plusieurs études à la fois, si l'on veut qu'il réussisse dans une.
Nous pouvons établir comme loi fondamentale de la distribution des forces que quand elles s'accroissent dans une partie,
elle diminue dans les autres, que la somme n'en augmente jamais.
Vous ne pourrez jamais exceller dans toutes les sciences à la fois. S'il était permis d'unir plusieurs occupations,
ce serait celles qui ont le plus d'analogie par les organes qu'elles mettent en jeu.
Notre supériorité dans tel art ou dans telle science se mesure par notre infériorité dans les autres.
Les dernières recherches ont établi que le génie expie sa puissance intellectuelle par la psychose..."Tiens. Le monsieur a dit quelque chose d'intéressant : on dirait que la salle retient son souffle.
On entend une porte couiner depuis le fond de l'amphithéâtre. Tout le monde se retourne pour voir un fantôme apparaître.
C'est-à-dire une étudiante avec un caban rouge et des lunettes plus grosses que sa tête.
Visiblement, elle ne s'attendait pas à une entrée aussi remarquée. Elle rougit. Cherche une place du regard.
Au fond de l'amphi. Le plus discrètement possible. Longer les murs comme une ombre. Descendre les escaliers comme un reptile.
"...S'il est certain qu'il y ait eu des génies qui présentaient le plus complet équilibre des facultés intellectuelles,
ils souffraient alors de graves défauts dans l'affectivité..."Elle rate une marche. Elle tombe. Tout l'amphi éclate de rire.
Jamais vu une telle maladresse, un tel désaccord entre les pensées et le corps, une telle dysharmonie dans les idées.
Le professeur, jaloux d'avoir perdu l'espace d'un instant son public, se reprend.
Il montre un à un les trois cerveaux exposés sur sa paillasse.
"...Les circonvolutions cérébrales des génies sont plus nombreuses et plus étendues, d'un côté surtout.
Chez les natures intellectuelles, la circonvolution du côté gauche est beaucoup plus développée que celle du côté droit.
Il est intéressant de faire remarquer aussi que chez les individus les moins doués, la symétrie est la règle."La nuée rouge détonnait singulièrement avec le reste de l'assemblée :
elle remuait, sans les déranger, les esprits épars dans la salle.
C'est bizarre, je ne peux pas m'empêcher de me dire qu'elle n'a pas sa place ici.
Je tourne la tête vers ma gauche. Pour voir une ampoule noire me sourire dans une grimace de mort.
L'oeil gauche est écarlate et dilaté, comme si on avait allumé un feu de cheminée depuis le crâne de mon voisin.
A la place de l'oeil droit, il y a un trou béant qui s'élargit de plus en plus. La tête est en train de fondre comme une chandelle.
Soudain, l'amphithéâtre s'embrase. Je n'avais jamais vu un départ de feu aussi fulgurant.
Toutes les issues de secours, toutes les portes sont en feu. Des petites scories enflammées tombent du plafond.
Il fait une chaleur étouffante. Les étudiants se jettent les uns sur les autres.
C'est à celui qui bouffera le crâne de son voisin le premier.
Quelque chose de mécanique, plus proche de l'insecte que de l'humain, comme si les cerveaux ne fonctionnaient plus.
Plus un zeste d'humanité.
Les zombies s'entre-déchirent à coups de dents dans la tête.
Pas un cri, pas un hurlement. Juste des bruits de mastication, de liquides, de craquements d'os.
Quelque chose de machinal. Des cannibales sans âme qui se bouffent entre eux. Une vision irréelle. A la limite de l'insoutenable.
Je ne vois aucune issue. Je n'ai pas le choix : je m'écroule et fais le mort.
Pourvu qu'ils ne me voient pas. Pourvu qu'ils ne me voient pas. Pourvu qu'ils ne me voient pas.
Le plafond s'écroule dans un fracassement de fin du monde.
Silence.
Blackout.Fin de l'épisode 3.
Merci de m'avoir lu.
Toutes ressemblances avec des personnages existants n'est ni fortuite ni involontaire (sourire).
Takatsuki Sen,
ghoulish writer.
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.
.
~ Epilogue ~
Jamais je n'aurais pensé avoir à traverser cette foutue
Forêt du Monologue.
Quelque chose d'indescriptible vient de m'arriver.
La violence de l'événement a été incroyable.
Mais le plus incroyable est que je ne suis pas le seul à avoir survécu.
Cette feuille volante qui m'est tombée dessus comme un avion en papier à moitié consumé en est la preuve
Son message est clair : 'Je sais que tu as envoyé Aristide à l'Auberge des Trois Succubes : Rejoins-le.'Pourvu qu'il ne soit pas trop tard.
J'ai survécu. Je suis un survivant. Je suis Celimbrimbor.
(
https://www.youtube.com/watch?v=JwYX52BP2Sk)